En 2004, les Français ont dépensé dans les jeux d'argent l'équivalent d'une fois et demie le "trou" de la Sécurité sociale. Comment jouent-ils ? Quelles sont les nouvelles tendances ? Rien ne va plus...
Seraient-ils vraiment fous, ces Romains ? En Italie, le numéro 53 n'est toujours pas sorti depuis des mois et des mois. Les bureaux de tabac ne désemplissent plus : on se piétinerait presque pour valider sa grille de Loterie nationale. Il n'y a pas longtemps, non loin de Rome, un homme, la cinquantaine, aurait tué toute sa famille avant de se suicider. La cause ? Un tirage de Loto qui ne lui plaisait pas. Une femme s'est donné la mort elle aussi pour de mauvais numéros. Le jeu, ce plaisir d'enfant, serait-il nocif ? En France, il ne cesse de progresser : + 6% en 2004. Nos compatriotes auraient dépensé au jeu 19 milliards d'euros, soit une fois et demie le trou de la Sécu ! Le tiercé des gagnants dans l'ordre : La Française des jeux, le PMU, les casinos. N'oublions pas le jeu en ligne, qui se développe comme une épidémie de grippe.
Cette passion naît d'un manque, un terrible manque d'air dans une vie trop étouffante. Pouvoir introduire - légalement - le hasard dans sa vie quotidienne, prendre des risques qui poivrent une existence morne, telles sont les joies et vertus d'une passion qui comble les failles de la raison sociale. Jouer, c'est se faire peur, se mettre en marge, laisser entrer un peu d'imprévu dans son quotidien minuté comme une cocotte. Ne dit-on pas d'une pièce qu'elle a du jeu lorsqu'elle chancelle un peu ? Le vrai joueur aime cette sensation d'incertitude, de flottement, bref de liberté, qui lui fait tant défaut dans sa vie réglée comme du papier à musique. Au-dessus d'un tapis vert, au bord d'un champ de courses ou encore la main collée sur le bandit manchot, le joueur retrouve l'émotion presque enfantine du vertige, de la peur et du vide. On joue pour oublier que le monde n'est pas une machine à sous.
Le jeu a la capacité de vous laver le cerveau et, accessoirement, de nettoyer votre portefeuille. Le hasard est une drogue puisqu'il a ce pouvoir de vous détourner de tout. Gagner, contrairement à ce que l'amateur pense, n'est pas l'essentiel. Le vrai joueur trouve sa plus forte émotion dans la perte. Ce qui l'intéresse, en fait, c'est de gagner non pas de l'argent mais du temps, de rester le plus longtemps possible devant le tapis comme un cow-boy sur un cheval de rodéo. Le joueur invétéré veut rationaliser le hasard. Il a ce côté scientifique un peu bizarre, il pense apprivoiser la chance à travers de fumeuses et ruineuses martingales, il se couche avec dans le crâne la voix des croupiers et leurs éternels «Faites vos jeux !», ces «Rien ne va plus !» qui se révèlent, comme d'habitude, prémonitoires.
Le peintre Francis Bacon, optimiste désespéré, aimait ces petits matins de banqueroute quand, la langue chargée et les poches vides, il allait enfin pouvoir travailler. Avant d'écrire une seule ligne, Bukowski passait ses après-midi aux courses, une bière à la main. Quant à Philippe Bouvard, notre docteur ès casinos, il a sûrement dû lire le Joueur, que Dostoïevski écrivit en... trente jours.
Une soirée au casino
Deauville : entre les palaces Normandy et Royal trône le fameux casino de Deauville du groupe Lucien Barrière. De l'autre côté du boulevard Cornuché, les Planches et leurs cabines de bains aux noms célèbres. C'est ici, derrière le tapis vert d'une roulette française - ou anglaise ? -, que Françoise Sagan, à peine âgée de 24 ans, misa un 8 août sur le 8 et gagna 8 millions, ce qui lui permit d'acquérir au petit matin le manoir du Breuil, à Equemauville. Voilà une des légendes vraies de ce casino, propriétaire depuis 1988 de 325 machines à sous qui, toutes ensemble, font le bruit d'une tirelire que l'on secouerait pour lui faire rendre gorge.
Ici et là s'entrecroisent milliardaires et smicards, femmes du monde ou de ménage, jeunes mariés ou vieux veufs, tous à la recherche d'un Graal fiduciaire. Des badauds ruinés ou radins restent plantés des heures à regarder les autres perdre ou gagner. A côté, dans le théâtre style XVIIIe, on joue une revue de Roger Louret, Elles. C'est La croisière s'amuse ! Sur la gauche, cachée derrière des portes aux vitres opaques, la salle des jeux de table (rénovée par le décorateur Jacques Garcia), ce temple chic du hasard aux plafonds aristocratiquement hauts, est un havre de paix - et de perte ? - où le silence n'est trahi que par les annonces rhapsodiques des croupiers. Douceur des jetons, plaques ou cartes qui glissent sur la feutrine. Détail important : le mythique tapis vert n'existe plus à Deauville. Désormais, le joueur de roulette, de black-jack, de stud poker, de punto banco ou encore de craps mise sur du feutre rouge. A l'entrée, où un physionomiste sculpte vos traits dans sa mémoire en marbre, un miniguide de prévention aux risques d'abus de jeu vous explique : «Le jeu est un plaisir, il doit le rester.» Au bar - derrière la table du craps qui ressemble à un chariot du Far West -, on refait le monde ou plutôt le jeu. On se dit que si le casino est perdant à 23%, nous avons 23% de chance de gagner. Ici, les joueurs ont leurs manies. En voilà un qui va serrer la main du directeur de jeux avant de se mettre «à table» ; celui-ci s'installe toujours du même côté. Et cette femme brune qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la bille s'arrêter sur un mauvais numéro... Ces étranges névroses rassurantes font partie de la panoplie du joueur qui, s'il abuse de sa passion, deviendra un «IM» (Interdiction ministérielle) ou un «ANPR» (A ne pas recevoir).
«C'est devenu un loisir»
Dominique Desseigne, le président du conseil de surveillance du groupe Lucien Barrière, qui regroupe 39 casinos en France et à l'étranger, analyse l'évolution du jeu dans ses établissements : «Le casino était un art de vivre, il est devenu un loisir. L'apparition des machines à sous, au début des années 90, a changé la donne. Elles représentent aujourd'hui en France plus de 90% du produit des jeux ; les 10% restants proviennent des jeux de table, auxquels nous sommes très attachés. Par ailleurs, on ne vient plus seulement au casino pour jouer mais aussi pour dîner ou assister à des spectacles. Chez Barrière, nous apportons de la convivialité et mettons fortement l'accent sur les événements culturels. Notre Festival de jazz, à Deauville, est très réputé. Et nous accueillons des artistes de premier plan comme Elton John, Charles Aznavour ou Julio Iglesias à Cannes. Notre Fondation Diane et Lucien Barrière, quant à elle, soutient les jeunes talents. »
Télé poker
Au début des années 90, le téléspectateur fantasque et pointilleux passait ses nuits devant les compétitions de curling diffusées sur Eurosport. En 2005, alors qu'il ne maîtrise toujours pas les règles de cette discipline surprenante, un nouveau «sport décalé» lui est proposé sur son écran plat : le poker. Encore un coup de Patrick Bruel ! Le chanteur a été sacré en 1998 champion du monde de Texas Hold'em, le poker américain. Le 17 février, c'est donc en spécialiste qu'il a commenté sur Canal+ la finale du world poker Tour (rediffusions sur Canal+ Sport le 3 mars à 19 heures et le 4 mars à 22 h 40). Aux Etats-Unis, la retransmission de ce genre d'événement attire des millions de téléspectateurs et les meilleurs joueurs ont rang de stars. Rien de tel encore en France, même si le poker s'installe peu à peu dans les grilles de programme. Le 9 janvier dernier, Paris Première a ainsi diffusé «Le Tournoi des as», une partie de poker réunissant notamment Bruno Solo, Enrico Macias, Stomy Bugsy, Olivier Sitruk et Isabelle Mercier, vainqueur du dernier Ladies Night à Las Vegas. Pour sa part, Eurosport retransmet actuellement les sept tournois de l'European Tour, dont la finale se déroulera en avril à Monte-Carlo, après un passage par Deauville. Le jeu a visiblement trouvé son public puisqu'il sert également de thème à la nouvelle série phare américaine de Paris Première, les Arnaqueurs VIP, avec Robert Vaughn (les Sept Mercenaires, Bullit).
Le cheval sans l'écurie
Au PMU, un nouveau joueur a récemment intégré les rangs des parieurs. Il a laissé tomber la casquette et s'est collé un patch à la nicotine. Parmi les 6,5 millions de clients de la société française de prise de paris hippiques, un sur quatre jouerait depuis moins de trois ans. L'âge des turfistes a sensiblement baissé : un tiers d'entre eux a entre 18 et 35 ans. Le bobo trentenaire, de nature joueuse, s'est mis lui aussi à vouloir «gagner en émotion», réalisant que derrière le PMU il y a des chevaux, des jockeys et du sport. Un vieil ami turfiste l'a conduit au Pad'ock, un club de courses parisien. Depuis, il joue au Quinté+, au 2sur4 ou au Multi et vénère son flair. Il s'en remet à Chanoir, Rififi ou Lover, voire à sa date de naissance. Car le non-initié peut espérer gagner... au hasard. Comme ce jeune cadre marseillais qui a récolté la bagatelle de 2,3 millions d'euros avec un Quinté+ spOt à 1,50 euro. Le spOt, c'est le sésame du débutant. La machine sélectionne pour lui une combinaison en fonction des paris pris. Les femmes aussi en sont fans. Elles représentent désormais 40% des joueurs...
Autre particularité de ce joueur de nouvelle génération : il ne fréquente guère le bon vieux bar PMU. Il s'y arrête parfois pour faire son papier, mais ne «tient» pas le comptoir pour chasser les tuyaux. Zeturf.com, jeune site d'informations hippiques sur internet, lui sert des pronostics tout chauds. Grâce au multimédia, il ne coche plus, il clique sur la toile du PMU, piaffe devant la chaîne Equidia ou Canal+ à l'heure de «La grande course» et n'oublie pas de consulter Paris-Turf, la bible des puristes. Bientôt suivra le wap. Les tribunes sont devenues son canapé et l'herbe coupée, sa moquette.
Grattez-moi !
Vous rêvez de gagner au Loto, mais ne supportez plus d'attendre ni de partager vos chances avec des millions de concurrents ? Le jeu vous gagne, vous démange, vous irrite, vous ronge ? Alors grattez ! Et grattez bien !
Le jeu est une lèpre qui a ses traitements de fond (les jeux à tirage) et ses palliatifs (les cartes à gratter).
Filant jusqu'au douteux la métaphore du parasite, voici venir - comme autant de bacilles en légion - les «jeux à grattage». Il y en a pour tous les goûts, toutes les modes. Esotérisme : «Astro» ; sentimentalisme : «Pour la Saint-Valentin» ; historicisme : «La Pyramide de pharaon» ; américanisme : «Vegas» ; feuilletonisme : «XIII, la BD culte» ; sport : «Goal» ; hygiénisme : «Morpion»...
C'est le triomphe de l'individualisme «ludi-cupide», car le grattage est au Loto ce que la machine à sous est au black- jack : une activité solitaire, un narcissisme digital. Seul face au monde, face à ses chances, à son destin, le joueur est appuyé au zinc. Ses mains tremblent. Son ongle va gratter. Dans ses yeux muets se lit l'imploration tragique, ancestrale, métaphysique : «Le million ! Le million !»
(source : lefigaro.fr/SÉBASTIEN LE FOL ET FRANÇOIS SIMON, AVEC MAUD ALFANDARI, ASTRID ELIARD ET ANTHONY PALOU)