Un précédent rapport de la commission des finances du Sénat consacré aux jeux d'argent et de hasard, en 2002, évoquait dans son sous-titre l'"Etat croupier". En préambule de celui qu'il rend mercredi 8 novembre, François Trucy, sénateur (UMP) du Var, aurait pu ajouter un autre qualificatif : l'"Etat générateur de comportements dépendants". Aux considérables enjeux financiers qui s'attachent à ce secteur d'activité se greffe désormais de façon de plus en plus nette un aspect social dont l'ampleur commence à peine à être prise en compte. "La dépendance au jeu devient un problème de société et de santé publique", admet M. Trucy, par ailleurs membre de la Commission supérieure des jeux (CSJ).
Quel que soit leur support, les mises ont littéralement explosé entre 1999 et 2005. La dépense par joueur a ainsi progressé de 75 % à La Française des jeux et dans les casinos. Pour les parieurs du PMU, elle a augmenté de 91 %.
Difficile de résister à la tentation du jeu tant les sollicitations sont devenues nombreuses. En cinq ans, le PMU a développé son réseau en installant des guichets "Pariez spot" ainsi que des bornes interactives. Les paris à distance se sont également développés et, en juin, une offre de pari par téléphone a été lancée. Une innovation qui soulève néanmoins des questions. "On se réjouit de voir une entreprise française de la taille du PMU aller ainsi de l'avant, mais on reste un peu perplexe : où sont donc les frontières de la légalité dans ce nouveau domaine ? Comment peut-on autoriser un opérateur à faire de la sorte ce qui est interdit aux autres ? s'interroge M. Trucy. Une fois de plus, l'Etat nous semble jouer à colin-maillard."
La Française de jeux, société d'économie mixte dont l'Etat détient 72 %, n'est pas en reste. Avec un réseau de 39 962 détaillants en 2005, elle propose un point de vente pour 1 537 habitants. A cela s'ajoute une offre en ligne sur Internet où figurent tous les jeux, à l'exception du Rapido et du Keno, alors que les exploitants de sites de jeux en ligne sont interdits. Ainsi, en dépit de la diminution de 12,3 % du nombre de joueurs entre 1999 et 2005, la progression du chiffre d'affaires de La Française des jeux a crû de 55 % sur la période.
Cette réussite économique, doublée d'une promotion intensive dans les médias, attise les convoitises des casinos qui se plaignent d'une concurrence déloyale. Contraints d'accepter la mise en place d'un contrôle aux entrées pour repérer les personnes interdites de jeux et les mineurs à partir du 1er novembre - le décret devrait être publié dans les jours qui viennent et l'arrêté instituant les contreparties avant la fin de l'année -, ils estiment que La Française des jeux et le PMU font bon marché, eux, des contraintes existant en ce domaine. M. Trucy conforte leur position. Le sénateur du Var estime en effet que les conditions et les contraintes imposées aux uns et aux autres "introduisent de réelles et sensibles discriminations".
Le rapport redoute aussi que les récentes injonctions de l'Etat en faveur d'un encadrement du jeu n'embrassent pas toute la dimension du problème. M. Trucy relève que "le jeu n'est plus l'affaire de flambeurs noctambules mais touche toutes les couches de la société, singulièrement les catégories les plus démunies et les plus vulnérables". Fait révélateur, le fichier des demandes d'interdiction de jeux tenu par le ministère de l'intérieur s'agrandit. En dix ans, celles-ci ont été multipliées par six. Le fichier qui comptait 28 000 noms avant sa mise à jour en 2006 croît au rythme de 2 000 à 3 000 inscriptions nouvelles par an.
Pourtant, jusqu'à présent, les phénomènes de dépendance aux jeux ont été peu étudiés en France. Les rares évaluations se fondent sur des échantillons réduits. A Nice, sur une centaine de joueurs reçus en consultation spécialisée, les pertes qu'ils avouaient atteignaient en moyenne 100 000 euros. Un "dépendant" au jeu sur six a été entendu par une commission de surendettement ou fait l'objet d'une mise sous tutelle.
L'Etat, par le biais des sociétés de jeux dont il encaisse les dividendes, doit donc faire face à une responsabilité politique, morale et sanitaire. Pour exercer ce devoir de vigilance et de prévention, sans doute conviendrait-il que les ministères de la santé et des affaires sociales soient associés à la gestion de ce secteur au même titre que ceux de l'intérieur et de l'économie.
(source : lemonde.fr/Patrick Roger)