Loto, tickets à gratter, PMU, machines à sous : véritable épidémie sociale, les jeux d’argent ont le vent en poupe. En 2003, les Français ont ainsi flambé 30 milliards d’euros, pour le plus grand profit de l’industrie du secteur et de l’État croupier, qui prélève sa dîme. Dans une époque qui valorise l’argent facile, le démon du jeu a gagné les plus démunis, les esseulés et les désoeuvrés. Espérant un miracle, certains sombrent même dans une dépendance pathologique.
Riches d’Europe unissons-nous ! Ne laissons pas des inconnus devenir plus riches que nous. » L’affiche est monumentale, trois mètres par quatre. À la sortie du métro, elle offre une vue imprenable sur un dandy méprisant mais distingué, un certain Ari Willem von Hildebure. Au bas, une signature, ou tout comme : le Collectif des riches contre euromillions (CRCE). Et une adresse Internet.
Euromillions... Kesako ? Et cette pub ? Une incitation à la lutte des classes ? Un coup de folie du genre « Appelez Nicolas Miguet, c’est urgent » ? Une blague ? Qui sont ces « riches » du CRCE ? À la sortie du métro, ce ne sont pas les riches qui courent. D’ailleurs c’est quoi, un riche ?
Sur le site du fameux collectif, tout s’éclaire. Le cynisme y est à son paroxysme. Euromillions est le dernier-né de la Française des Jeux (FDJ). C’est un mégaloto à l’échelle européenne (franco-anglo-espagnol pour l’instant), dont la cagnotte devrait atteindre le montant record de 50 millions d’euros à terme. Le CRCE n’est qu’un « outil de communication qui repose sur le principe de l’antipub chargé de soutenir le lancement du jeu », explique l’attaché de presse de la FDJ. Les slogans que l’on peut lire sur le site, comme « ne laissons pas des cocheurs de grille devenir plus riches que nous », sont donc de simples messages publicitaires destinés à susciter l’adhésion des masses « pauvres », mais potentiellement « riches ». Le manichéisme publicitaire a choisi de pervertir l’idée de richesse, comme celle de militantisme, pour marquer les esprits. La campagne, au coût très élevé (5 millions d’euros pour la FDJ), n’est pas un investissement hasardeux. Vu le succès du Loto dans les pays concernés, les recettes devraient pleuvoir. Quant à avouer aux futurs joueurs qu’ils n’auront qu’une chance sur 72 millions de gagner, puisque le développement transnational, s’il augmente les gains, réduit considérablement la probabilité de les empocher, ce serait un argument beaucoup moins vendeur. Qu’à cela ne tienne, les 33 millions d’euros (le plus gros gain de l’histoire de la Loterie nationale), remportés vendredi 14 mai par un heureux euromillionaire, assure une bonne publicité à ce superloto. D’autant que les Français, comme leurs voisins européens, ont le démon du jeu. Ainsi, en 2003, près d’un Français sur deux a joué à un jeu d’argent au moins une fois : loto, PMU, tickets à gratter, machines à sous, tous les supports ont connu cette « inflation ludique » dont parle Jean-Pierre G. Martignoni-Hutin, sociologue à l’université de Lyon-II (1). Pour le chercheur, cet essor a plusieurs explications : « La hausse du nombre de points de vente de la FDJ est déterminante. À cette proximité spatiale, s’ajoute une fréquence plus intense du nombre d’événements (on recensait 3 300 courses hippiques en 1987 contre 5 500 en 2003). De plus, l’autorisation des machines à sous dans les casinos, avec la loi Pasqua de 1987, a permis d’attirer une clientèle toujours plus nombreuse et, avec aujourd’hui 186 casinos sur son territoire, l’Hexagone détient le record européen. L’amendement Chaban-Delmas de 1988, autorisant les casinos urbains dans les villes de plus de 500 000 habitants, a permis aux grands casinotiers de s’implanter à Lyon et à Bordeaux et six projets de casinos urbains sont actuellement en préparation. Cette industrialisation de l’offre a ainsi favorisé cette popularisation des jeux à laquelle nous assistons. »
23 % des turfistes sont des ouvriers, 20 % des retraités. Dans les casinos, 46 % de la clientèle est constituée de retraités et de chômeurs. Pour la sociologue Élisabeth Vercher, cette évolution du joueur type (dans les années 1980, le profil était celui d’un homme d’une quarantaine d’années, cadre ou commercial, plus proche du flambeur que du gratteur de bistrot) est à mettre en rapport avec la crise sociale. D’ailleurs, les régions les plus touchées par le chômage (Nord et Corse) abritent le nombre le plus élevé de joueurs. Selon elle, « les jeux d’argent, dans notre société où sont de plus en plus reconnus les héros d’un jour et où l’argent facile est de plus en plus valorisé, représentent un moyen d’ascension sociale rapide qui fait rêver beaucoup plus que l’argent du travail. » La démocratisation de l’idée de richesse, martelée par des slogans publicitaires tels que « 100 % des gagnants ont tenté leur chance » pour le Loto, ou « millionnaire en euros, c’est presque trop » pour Le Millionnaire, a fait son chemin.
D’autant que la pratique du jeu permet à ces personnes, souvent exclues, de pallier solitude et ennui. En effet, la visibilité du jeu permet une forme de « socialisation ludique » souvent recherchée par les joueurs, comme le rappelle Jean-Pierre G. Martignoni-Hutin. Les entrepreneurs du jeu n’ont d’ailleurs de cesse d’exploiter cette fonction sociale et conviviale du jeu : du côté des tickets à gratter, c’est par exemple la création du jeu « spécial Saint-Valentin », qui rend la pratique du grattage moins individuelle. Dans les casinos, la présence de services hôteliers et de restauration favorise rencontres et sociabilité. De même que la mise à disposition de navettes gratuites, comme celle affrétée par le casino de Forges-les-Eaux en Seine-Maritime pour ses clients parisiens, crée du lien. Jean conduit cette navette depuis 1997 : ses usagers sont pour la grande majorité des gens seuls, et les 130 km parcourus, entre Paris et Forges-les-Eaux, permettent échanges et discussions, surtout entre les réguliers, qui profitent parfois des trois allers-retours par semaine proposés par le casino. Jean a connu de nombreuses personnes qui se sont ruinées : « Ces gens sont perdants, le gagnant c’est le propriétaire du casino. Ces jeux engendrent de la misère, parfois je me dis que c’est comme si je les emmenais au suicide. » Car à la tentation minutieusement encouragée par les industriels du secteur, s’ajoute la fascination même du jeu, dont la puissance de séduction peut parfois faire perdre pied.
(1) Auteur de Faites vos jeux, Éditions L’Harmattan, 1993, 283 p., 23 euros, et Ethno-sociologie des machines à sous, Éditions L’Harmattan, 2000, 262 p., 19 euros.
(source : politis.fr/Aline Chambras)