Enquête Début octobre, deux Français de 41 et 36 ans ont été placés en détention. Ils sont soupçonnés d’avoir piloté, depuis Chypre, une des principales plateformes illégales de jeux d’argent à destination de la France dont le chiffre d’affaires est estimé à près d’un milliard d’euros depuis 2021.
Les tripots ne sont plus ce qu’ils étaient. Terminé les ambiances interlopes et les caves poisseuses d’antan. Ces maisons clandestines prônent désormais le « jeu responsable » et affichent le bien-être de leurs salariés au rang de leurs priorités. Au printemps 2024, Tech4S se vantait d’avoir été reconnu « Great Place to Work » (« super endroit pour travailler »). Une certification récompensant l’ambiance régnant dans les open spaces de cette entreprise de la tech basée à Limassol (Chypre), peuplés de jeunes trentenaires en bermuda ou robe légère, bénéficiant de repas offerts, de navettes gratuites, de la possibilité de travailler cinq semaines par an depuis n’importe quel point du globe et d’une enveloppe de 500 euros annuels pour leur « développement personnel ».
Sous ses dehors de start-up sous le soleil, l’entreprise est pourtant soupçonnée par la justice française d’être le centre névralgique d’une galaxie de sociétés se cachant derrière Cresus Casino, un casino en ligne illégal proposant à ses joueurs de « devenir enfin riche[s] comme Crésus ». Depuis 2021, le chiffre d’affaires de cette plateforme très populaire avoisinerait le milliard d’euros. Quant au nombre de visiteurs, presque exclusivement français, il tournerait autour de 1 million par mois, dont 100 000 joueurs. De quoi en faire l’un des plus gros tripots de France.
Mi-septembre, au lendemain d’une perquisition dans leurs locaux, la centaine de salariés, francophones pour l’essentiel, ont appris leur licenciement séance tenante lors d’une brève visioconférence. « No more place to work. » L’entreprise a été liquidée en quarante-huit heures, la messagerie interne, baptisée « Ça glisse », brusquement fermée, ainsi que les réseaux sociaux de la société, certains employés constatant que leur ordinateur professionnel avait été effacé à distance.
Licences de jeux délivrées par Curaçao
Convoqués à Paris le 8 octobre, les deux dirigeants français, Grégoire A., 41 ans, un joueur connu dans le milieu du poker, et son bras droit, Victor T., un Lyonnais de 36 ans, ont été mis en examen notamment pour « offre illicite de jeux d’argent et de hasard en ligne », « blanchiment d’argent et escroquerie en bande organisée ». S’étant rencontrés à Malte, sorte de Las Vegas européen du jeu en ligne, avant de poursuivre leur collaboration à Chypre, autre place forte du secteur, les deux hommes ont été placés en détention provisoire. « On est les casinos les plus honnêtes, c’est pour ça qu’on a grossi. J’ai travaillé dix ans chez Betclic et j’ai apporté le sérieux et mon savoir-faire […]. On avait pignon sur rue ; certes c’était une énorme stupidité de penser que ça allait durer, on aurait dû fermer », s’est défendu Grégoire A. devant le juge des libertés et de la détention. En vain.
Si la plateforme bénéficiait de licences de jeux délivrées par Curaçao, une petite île des Caraïbes, celles-ci sont dénuées de toute valeur juridique en France. « Dans ce pays, vous pouvez les acheter pour 20 000 euros, explique Stéphane Piallat, chef du service central des courses et jeux (SCCJ) au sein de la Direction nationale de la Police judiciaire. Cela vous confère une apparence d’offre légale. » Or, si les sites de poker agréés sont autorisés sur le territoire, la France compte parmi les deux pays européens où les casinos en ligne, eux, sont interdits. Ironie de l’histoire : l’autre pays est… Chypre. Ce qui n’empêche pas l’île méditerranéenne d’accueillir de nombreuses sociétés travaillant dans ce domaine.
En dépit de cette prohibition, des milliers de sites basés à l’étranger sont accessibles depuis l’Hexagone après une rapide recherche. L’an passé, près de 1 300 adresses ont ainsi été bloquées par l’Autorité nationale des Jeux (ANJ). Il faut dire que la demande explose. Selon le baromètre de l’Association française du Jeu en Ligne consacré à l’offre illégale de jeux en ligne en France, 5,4 millions de Français auraient fréquenté un casino illégal ou un site de paris non agréés sur l’année écoulée. Un chiffre en augmentation de 35 % depuis deux ans. Dans ce contexte, l’affaire Cresus sonne comme une première retentissante avec le placement en détention de deux dirigeants. Ainsi que le confie Stéphane Piallat : « C’est le premier dossier qui nous permet de mieux comprendre la nature de cette offre illégale, mais également à quel point celle-ci est professionnelle. »
Un service VIP pour un droit d’entrée de 2 000 euros
C’est au printemps 2024 que Cresus Casino se retrouve dans le collimateur de l’ANJ. Lancée une dizaine d’années plus tôt, la plateforme s’est imposée comme une référence du jeu clandestin grâce à la qualité de son offre : ludothèque de 2 500 jeux, parties en direct avec croupier, lives animés par des jeunes femmes en petite tenue, bonus attractifs, service client, mise sécurisée, possibilité d’alimenter son compte en cryptomonnaie…
Selon l’autorité, le site cible délibérément le public hexagonal, le trafic web à destination de Cresus provenant alors à 98,19 % d’adresses IP françaises. L’ANJ envoie plusieurs mises en demeure à Cresus Casino ; aucune ne sera suivie d’effet. En mai 2024, il est donc procédé au blocage de l’URL (l’adresse du site) du casino pour le rendre indisponible en France. Aussitôt, des sites miroirs fleurissent, des SMS étant envoyés aux joueurs pour leur donner la nouvelle adresse. En juillet 2024, l’ANJ adresse un signalement au parquet de Paris concernant les activités illicites de la plateforme. L’enquête est confiée au SCCJ.
Enquêtant en sources ouvertes, les limiers tombent sur un forum de joueurs se plaignant de ne pas avoir pu retirer leurs gains. Ces derniers sont incités à porter plainte pour escroquerie. Au même moment, le service est destinataire d’un renseignement anonyme : Grégoire A., ayant commencé sa carrière dans le monde du jeu comme croupier sur des bateaux de croisière, serait l’un des dirigeants du site. Joueur de poker reconnu, l’intéressé a remporté en 2023 un tournoi à un million de dollars à Chypre.
Passée inaperçue à l’époque, la vidéo d’un site de poker va livrer de précieuses informations aux enquêteurs. Enfoncé dans son fauteuil de gameur, un verre de vin à la main, tee-shirt rayé, barbe et coupe de hipster, Grégoire A. y devise sur sa carrière de joueur et ses activités hors tapis vert. Il se présente comme le « CEO » (PDG en anglais) d’une boîte de tech installée à Chypre dont il donne le nom, se vantant d’avoir créé entre dix et vingt casinos virtuels, un monde qu’il décrit comme le « Far West » : « J’ai quand même des actionnaires derrière qui gèrent la thune, parce que si c’est moi qui gère la thune, il y a pas de boîte », plaisante-t-il, sans se douter que l’interview deviendrait un élément à charge quelques années plus tard.
En parallèle, se faisant passer pour des joueurs, les policiers parviennent à retracer les circuits financiers de Cresus : les sommes versées atterrissent sur un compte bancaire détenu en République tchèque par une société chypriote. Tout est compartimenté. Deux sociétés de façade enregistrées à Curaçao détiennent les licences. Tech4S gère, de son côté, l’aspect opérationnel du casino : le marketing, le développement des produits, la communication avec les clients… Elément intéressant : dans ces offres d’emploi, cette société de droit chypriote requiert régulièrement la maîtrise du français.
La hot line du site est placée sur écoute. Sur les interceptions, les policiers sont les témoins de l’appel d’une employée du casino aux pompiers du sud de la France après qu’une joueuse a menacé de se suicider. Auprès des secours, l’employée explique ne pas être autorisée à leur communiquer le nom du pays d’où elle appelle. Un service VIP est spécifiquement destiné aux 5 000 joueurs ayant payé un droit d’entrée de 2 000 euros. Le site multiplie les attentions à leur égard : colis sucrés ou salés de La Grande Epicerie de Paris, bouteilles de champagne, cartes cadeaux Amazon. Des employés n’hésitent pas à les relancer : « Je vois que vous n’avez pas eu d’activité depuis le mois de juillet, donc là je pourrais vous mettre un bonus », démarche ainsi une opératrice sur les écoutes. « Toutes ces investigations nous ont permis d’identifier des flux, des gens travaillant pour la société, dont certains depuis la France, tout un écosystème », explique le commissaire Stéphane Piallat.
Des influenceurs payés sur les pertes des joueurs
Dans cet écosystème, des influenceurs tiennent une place particulière. Ils sont chargés d’assurer la promotion du site en faisant miroiter des gains mirobolants. En réalité, certains sont payés par un pourcentage sur les pertes des joueurs recrutés par leur soin. Parmi les relais de Cresus figure un ancien chauffeur routier du Mans désormais domicilié à Malte. Après avoir perdu son travail à la suite d’un accident de voiture, il est devenu un streameur suivi par plus de 800 000 followers. Multipliant les vidéos sur ses parties de casino en ligne, il assure gagner des sommes folles. Un succès lui ayant permis de passer d’« interdit bancaire » à « millionnaire », selon ses dires.
En septembre 2025, les enquêteurs lancent une vague de perquisitions à Chypre, Malte et en France. Celles-ci permettent de mettre la main sur un organigramme de Tech4S et des documents comptables permettant d’estimer à 350 millions d’euros les bénéfices depuis 2020. Plusieurs casinos illicites opérés par le même groupe ont aussi été mis au jour : Jackpot Bob, Lucky8 Casino, Casino privé et Olympe Casino. « J’ai travaillé dans cette entreprise, gravi les échelons, on travaillait beaucoup, je ne me suis pas posé beaucoup de questions […], j’aurais dû me poser plus de questions », reconnaîtra Victor T. – ses avocats, Mario Stasi et Olivier Karsenti, n’ont pas souhaité commenter.
Lui et Grégoire A. affirment avoir pensé exploiter une zone grise de la législation. S’ils étaient bien les directeurs opérationnels de Tech4S, au-dessus d’eux se trouveraient des financiers scandinaves basés à Dubaï, ayant travaillé pour des sociétés cotées en Bourse, présentes dans les jeux en ligne légaux dans le nord de l’Europe et en Angleterre. Un spécialiste du secteur affirme d’ailleurs :
« C’est un milieu où des sociétés travaillent à la fois dans le légal et l’illégal. »
Et ce dernier d’ironiser : « En 2024, la FDJ [Française des Jeux, NDLR] a racheté le suédois Kindred, une société dont 30 % du chiffre d’affaires provenait de l’illégal et dont une des filiales, Relax Gaming, fournissait des jeux à Cresus. » Si les investigations se poursuivent, aucun lien n’aurait été établi à ce jour avec le crime organisé.
« Ce qui est certain, c’est que la qualification d’escroquerie ne tient pas et nous nous demandons d’ailleurs si elle n’a pas été abusivement utilisée pour grossir cette affaire, recourir à des moyens d’investigation exceptionnels et faciliter la coopération internationale dans la mesure où cette activité est légale dans de nombreux pays », avance Me Philippe Ohayon, l’avocat de Grégoire A.
(source : nouvelobs.com/Par Vincent Monnier)